Chaleur d'août: se battre!

foret bûcheron

les photos ci-dessus sont d'Antoine Berlioz.

 

Il y a un virage dans la route qui me mène à la forêt du Passet. Un coup de volant le long d’un talus enroché et elle se révèle à moi. Je suis content de la voir, mais en plein mois d’aout, elle réveille mes inquiétude ; aussitôt que j’aperçois son vert, j’en guette les infléchissements, quand les feuillages virent au grisonnant, translucide lorsque les arbres sont épuisés, et plutôt jaune puis rouge lorsqu’il est trop tard.

 

Ça commence toujours par un arbre, que l’on aperçoit un peu par hasard, puis un autre.

 

C’est le typographe.

 

Scolyte, bostryches, plusieurs noms pour le même coléoptère.

 

Il a toujours été là,  mais c’est cette canicule !

 

La chaleur qui affaiblit les arbres encourage leur multiplication.

 

1 à 2 générations en temps normal, 3,4,5 quand ça va mal,

 

30 à 60 larves pour une femelle qui pond.

 

Des nuées de larves qui grossissent sous l’écorce

 

3000 individus arrivent sur un arbre, 30 000 en sortent.

 

Et se mettent à ronger d’autres arbres autour.

 

Un groupe d’arbres meurt, un foyer.

 

Puis un autre, puis un autre

 

Partout dans la forêt.

 

Et cette chaleur qui ne tombe pas,

 

Ni la pluie.

 

 

 

 

Je ne pouvais pas rester sans rien faire

 

J’ai acheté une écorceuse qui se visse sur une tronçonneuse, pour broyer plutôt que couper. Aux explosions d’hydrocarbures s’ajoute le bruit d’un souffle qui fait FUUIII ! C’est le son des couteaux tournant dans l’air, impatients d’arracher l’écorce en tournant, massacrant larves et insectes. C’est le bruit de ma colère.

 

J’ai répondu ok à Charly qui cherchait un stage.

 

Le projet n’a jamais été de tout éliminer : il est déjà trop tard, trop de foyers, trop d’insectes, ils sont déjà partout, ces petits motherfuckers. Clairement, j’y suis allé sans trop réfléchir : « pas moyen que je regarde la forêt crever sans rien faire ». Mon père ne comprenait pas ; je ne savais pas moi-même. Je crois que je voulais endiguer la prolifération, au moins sur certaines zones de la forêt, ou bien trouver les stades de développement de l’insecte où je pourrais lui être fatal. Je ne savais pas mais il fallait que je m’active.

 

 

 

 

Charly sourit facilement et fume une cigarette électronique, sur son CV il pose avec sa tronçonneuse dans les bras. Et nous voilà, devant des troncs, épicéas déjà morts, rongés de l’intérieur, parfois encore verts et démarrent les machines, rageant d’amertume. J’aurais bien aimé être un vacancier d’août, ou sinon faire des jolis dessins de forêts épanouies mais les outils étaient durs dans mes mains. Il faut bien porter nos tronçonneuses, au milieu des branches rougissantes, des fougères et des relents de chaleur prêts à rugir sur nos tempes. Tantôt à l’écorceuse, au bout de sa tronçonneuse, tantôt à l’écorçoir, lame plane à l’extrémité d’un manche en bois. Tantôt dégueulant des copeaux, tantôt décollant des lambeaux d’écorces, dévoilant à la lumière le labeur sournois de ces typographes qui me bouffent les arbres. Leurs galeries brunes font des jolis dessins dans le cambium blanc, ils ont un sens de l’esthétique, ces salauds. Lorsque les arbres sont farcis jusqu’à la moelle, et quand on décolle l’écorce par grandes bandes, les larves tombent si nombreuses que l’on dirait qu’elles ruissellent, dégringolant comme des gravillons mou, sur les troncs déshabillés, sur la terre, sur nos chaussures.

 

Alors on regarde au ciel, gueulant après les oiseaux, leur demandant ce qu’ils branlent ? Que l’orgie est servie, qu’il est l’heure de se bâfrer sans décence. Qu’ est venu le temps de se mettre au boulot de la régulation, que s’ils trouvent le mets à leur goût, que sous l’écorce de centaines d’arbre encore, il faut dévorer l’invasion. Et s’ils pouvaient au passage, ramener des graines d’arbres on les aimerait totalement.

 

A mesure qu’ils jaunissent, on abat ces épicéas sacrifiés. On fait nous-même disparaitre le peu d’ombre qu’il nous reste encore. Bûcheron en été, quel bagne.

 

Charly nomme sa tronçonneuse « Lucide ». Comment appeler cette écorceuse alors, cette nouvelle machine de la mort? Colère ? Colère, l’arme du désespoir. Oui, on ne cachera pas la jouissance à broyer ces larves blanches, comme si nous étions des sauveurs d’arbres. Humains lourdauds, justes bons à la violence, avec des machines explosives en métal comme seules amies. L’impression de ferrailler avec la fatalité, de se heurter physiquement au problème et mine de rien, en soulevant des fragments d’écorces, on déchiffre ce typographe.

 

Dès 11h, selon l’ombre des arbres qu’il reste, on est obligé d’arrêter. On regarde le travail que l’on fait : on n’avance pas, l’écorçage est si long ! On plie. Un repas vite fait, le plaisir de tomates fraîches, de basilic, et des pois chiches. Parfois une sieste et on part inspecter d’autres parties de la forêt, d’autres foyers, guettant dans les houppiers, sur les replis de branches ou dans les boursouflures de mousses des traces de rougissement : celui des aiguilles des arbres qui ont lâché l’affaire ou celui de la sciure que rejettent les insectes adultes lorsqu’ils creusent leur galeries de ponte. Des fragments d’écorce mâchouillés, plein des phéromones de l’amour, pour que s’agrègent par milliers d’autres mangeurs d’arbres. Des minuscules boulettes de sciure rousse, que l’on scrute comme des maniaques, un signe infime, un rouge qui dit mort.

 

Reposer les corps, dans une déambulation inquiète mais c’est nos cerveaux qui fulminent.

 

On est plein de question, on se rend compte que l’on ne sait rien, que l’on voit mal l’évolution des dégâts. Il faut nous voir, assis sur un des arbres que l’on vient d’abattre, à regarder les galeries sous l’écorce, discutant longuement sur ce qu’il se passe, sur ce que l’on pourrait faire… Comment, combien, pourquoi ?

 

On réalise surtout que l’on ne va pas endiguer grand-chose.

 

Charly, engagé, aurait bien voulu sauter sur tout ce qui est rouge. Mais j’ai compris qu’il est déjà trop tard, que tout va trop vite : les journées de ce mois d’août, le typographe, le climat, et que je serai spectateur par force.

 

 

 

 

S’il y a un arbre à raconter, c’est  numérohuit : Dans un groupe d’arbre, alors que nous cherchons les arbres résistants de cette parcelle ravagée (lien rapport dépérissant), pour en faire des mesures,  on  repère une cime jaunissante, signe fatal du début d’un nouveau foyer d’insecte. Un nouveau foyer, si proche de Numérohuit, lui si beau, nous ne voulons pas le perdre. Nous ne resterons pas sans rien faire, et quoi ? Partir en week-end le sachant en sursis d’insectes voulant sa peau, sa peau si fine d’arbre beau ? D’un accord mutuel et malgré la chaleur absolue de 15h, nous sommes allé chercher tronçonneuses, masses, coins et écorceuse. L’abattage était ambitieux : de la régénération de partout : des sapins pectinés,  un fier couple érable-douglas, fraichement vainqueur d’une mêlée de fougère, un tilleul… UN TILLEUL ! Venu de nulle part. La seule fenêtre envisageable est une trouée clairsemée dans les semis de sapins. « Fenêtre » c’est le mot puisqu’il faudrait se faufiler entre deux arbres proches. Je me lance. Je transpirais avant de lancer ma machine : me voilà fontaine. J’ai tapé fort tous mes coins le trait de scie. Mais l’arbre ne veut pas glisser entre ses voisins. On est retourné chercher mon cric d’abattage dans ma voiture, qui, de sa force tranquille, pousse les branches de l’épicéa abattu à forcer le passage à travers les houppiers de ceux encore debout. Fort comme un cric, si fort qu’il arrache carrément ma charnière. Merci, outil de fer, retourne dans ton sac.  Un dernier coup de tronçonneuse, un élan de  tourne-bille  et on regarde l’épicéa condamné rouler entre épicéas adultes et jeunes semis de sapins.

 

Mes émotions n’étaient pas finies : l’angoisse à mesure que j’avance en façonnant le tronc immaculé… et si on s’était trompé ? Si cet arbre était juste un peu fatigué, mais pas vraiment attaqué ? Et si je perdais la boule ? Les yeux paranoïaques voyant du rouge sur toute cime ? Et ce brave Charly dégoulinant derrière moi, je l’aurais emporté dans mes angoisses, gentil qu’il est, il aura absorbé malgré lui ces peurs. Et le voilà manipulé, suant dans cette chaleur ! Cette chaleur ! La transpiration ruisselant sur mes avant-bras, peut-elle dissoudre la résine ?   Celle qui dégueule à travers mes sourcils, peut-elle troubler ma vue ? Elle pique par toutes mes égratignures… toutes ces ronces, toutes ces branches, toutes ces fougères. Mais pourquoi la  forêt est-elle si sauvage ? Même les semis m’empêchent d’avancer. Mais les semis je les aime. Pourquoi suis-je là à leur marcher dessus ? S’ils sont là, la forêt ne craint rien. C’est vrai ça… Qu’est-ce que je fabrique là ? J’aurais tant voulu être en vacances, et ne pas savoir ! Cette chaleur, cette chaleur. La sueur peut-elle ronger ma propre peau ? Peut-elle empoisonner mon sang et remonter jusqu’à mon cerveau, me rendant abruti ?

 

Et puis, arrivant au niveau du houppier, d’un coup de tronçonneuse rasant, une chambre de ponte de typographe apparait sous mes yeux. A l’air libre soudain, deux scolytes semblent me regarder comme des enfants qui n’ont rien fait de mal. Des âmes innocentes, mais dévoreuses d’arbres. Je les écrase d’un ongle rageur et crie « Y’en a » à Charly. On ne s’est pas gourés, il lève le poing en l’air. On les a niqués ces enfoirés, et je reprends mon ébranchage.

 

On l’a fait. Quelle chaleur ! On ne s’écroule pas ? On s’écoule pourtant. Si on avait voulu abattre 3, 5 arbres, au bout de combien nos corps auraient dit stop ?

 

Un ; c’est bien. Espérons qu’il est le seul infesté.  Mais, peut être que le groupe entier est déjà attaqué, mais résiste suffisamment pour ne pas rougeoyer déjà ? Numerohuit serait déjà mort ?  On se serait battu pour rien ? Il ne serait pas un résistant… mais un martyr déjà tombé au combat. On lui fait un câlin, au cas où...

 

 

 

De retour à la voiture, on engloutit ce qu’il reste d’eau de nos bouteilles plastique. Charly et moi nous regardons, tantôt fiers d’avoir accompli la mission « il faut sauver numérohuit » (sauvé ? vraiment ?) tantôt un peu effrayé par les températures dans lesquelles on a projeté nos corps.

 

Quitter ce t-shirt poisseux. Partir, vite.

 

Un week-end  à défaut de vacances

 

Trouver une douche, la douceur du soir…

 

Mes sous vêtement sont des éponges qui méritent d’être essorées

 

Je suis lessivé.

 

Des copeaux plein la sueur : se battre !

 

Démarrer, encore un moteur

 

Quitter les angoisses…

 

 

 

 

 

 

 

Mais quand je n’y suis pas, je lis tous les articles qui me tombent sous la main. Le soir, le matin, je fais des cartes, des tableaux, je persiste. Quand j’écris ce texte, après coup, j’ai un peu de recul : et je vois bien que je n’étais pas aussi rationnel que d’habitude. Est-ce la chaleur ?  J’ai pris l’angoisse en pleine poire. Je croyais avoir confiance : que la force de la forêt n’avait pas besoin que je m’inquiète pour elle. Ma rationalité m’a fait écrire que tout pouvait disparaitre demain (rapport gestion dépérissant) cela faisant partie d’un cycle, qu’il ne fallait pas le craindre. Mais c’est toujours plus facile à écrire qu’à vivre : oui, j’ai eu peur et non je ne voulais pas que tout disparaisse, je ne veux pas perdre l’ombre si précieuse d’arbres adultes, non je ne veux pas me retrouver avec un champ de fougères aigles malgré lesquelles il faudrait faire renaitre une forêt.

 

J’ai eu peur malgré moi. Et j’ai voulu me battre : vivre avec les scolytes ? Oui, mais à grand coup d’écorceuse.

 

 

 

 

Je me sentais reposé quand j’ai attaqué. Je me levais à 5h du matin plutôt frais mais il y avait un fond de frénésie dans tout ça qui, au fil des jours, m’a fatigué l’angoisse rongeant mon énergie.. J’ai senti qu’il était prématuré pour mon corps d’attaquer si tôt une nouvelle saison. D’ailleurs, est-ce réellement une nouvelle saison, si elle commence alors que je n’ai pas encore bouclé les rangements de la dernière ? Mes bordereaux de cubage trancheront : on a recommencé. La saison 2022-2023 ça va être longue. Mais ne nous y trompons pas, j’ai senti un peu de plaisir à manier la tronçonneuse, même en plein mois d’août.

 

 

Et Charly fut un soutien essentiel. Il a embrassé le sujet à bras la tronche et donné l’énergie de son corps au problème. Intéressé et engagé, sur la même longueur d’onde ; nous étions. Et j’ai beaucoup aimé l’entendre parler de poésie entre deux rugissements de tronçonneuse.

 

On a parlé  de combat : il m’a raconté son pote qui fait de la boxe thaï. « Pour placer un bon coup, il faut comprendre le rythme de son adversaire, sentir ses va-et-vient pour frapper juste ».

 

L’inverse marche aussi, on dirait, puisque je comprends mieux le typographe depuis que l’on s’est échangé les coups. La forêt le typographe et nous, on s’est mis sur la gueule.

 

C’est un regret que j’ai eu lors de la venue d’Hugo Clément (cf texte : Hugo Clément est venu), une de ses meilleure question était, en substance : « être bucheron, c’est un combat ? ». (Son émission s’appelle Sur le Front et dans l’Hiver au bois, j’avais écrit : « je pars au front » pour parler des débuts de journée d’un chantier assez éprouvant). Sur le moment du reportage, je l’avais soupçonné de vouloir m’extirper des propos militants, engagés et clivant, j’avais botté en touche.

 

Oui, le bûcheronnage, c’est un combat : Une lutte contre moi, contre la fatigue, contre la nature, contre les idées reçues, contre la complexité qui nous écrase.